Dans une société en pleine mutation, les vieilles recettes ont vécu. Crise oblige, le secteur doit revoir ses méthodes pour reconquérir un consommateur en quête de transparence dans son assiette. Au-delà des prix, le secteur n'échappera pas à une réflexion profonde de ses services.
Le principe est simple : on commande deux cafés, on en consomme un, et on laisse le second pour un client de passage qui n'aurait pas les moyens de s'offrir un petit noir. Né à Naples, le « café en attente » ou « café suspendu » est apparu début 2013 en France. Si cette initiative solidaire, relayée par les réseaux sociaux, demeure, malgré tout, un épiphénomène, la crise qui dure et la baisse du pouvoir d'achat des Français amènent de nouvelles habitudes de consommation. À l'instar de l'AntiCafé, un concept ouvert à Beaubourg et au Louvre, où l'on ne paye plus ses consommations, mais le temps passé dans l'établissement. Si ces deux exemples atypiques illustrent une réelle (r)évolution des pratiques, la restauration rapide, la restauration à table et, plus largement, la restauration commerciale et collective n'échappent pas à cette tendance de fond. L'émergence des nouvelles technologies (web, blogs, réseaux sociaux, digitalisation...), le passage à l'euro mal digéré, les scandales sanitaires, le besoin de transparence, la poussée de la génération Y, les questions environnementales, la compression du temps, la TVA à 5,5 %, le « fait-maison » et la multiplication de l'offre, qu'elle soit à table, rapide ou venue de la grande distribution, amènent de profonds bouleversements dans le comportement du consommateur. À tel point que la restauration ne le reconnaît plus.
Y a-t-il pour autant une restauration de crise ? Évoquer cette question fait fuir, hurler ou plonge nombre d'interlocuteurs dans le silence. Et pourtant, les cabinets de consultants n'ont jamais été autant sollicités. « En 2014, la crise est encore là », tranche François Blouin, fondateur et dirigeant du cabinet lyonnais Food Service Vision, qui ausculte et accompagne les entreprises de distribution et l'industrie agroalimentaire depuis une vingtaine d'années. « On assiste à une baisse structurelle depuis trois ans. Parmi trente-huit chaînes leaders du secteur, 45 % ont vu leur activité diminuer entre 2011 et 2013. Les acteurs de la restauration sont à la recherche de chiffres et de solutions. Ils veulent à la fois mieux connaître les nouveaux besoins des consommateurs et ce que fait la concurrence. » Car, si en moyenne, le panier moyen progresse, la fréquentation, selon NPD Group, leader mondial des études de marché, a reculé de 3 % en restauration commerciale au premier semestre 2014.
L'année précédente déjà, la France, sensiblement à la même enseigne que l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Espagne et l'Italie, accusait une baisse de chiffre d'affaires de 1,4 %. Mais au-delà de ces données conjoncturelles, « nous manquons de chiffres et de données statistiques sur le profil des consommateurs et l'évolution de leur comportement », admet Isabelle Guimard, fondatrice du cabinet Labor Action, alors que la restauration rapide, et en particulier le snacking et les repas du midi, connaissent des évolutions très positives. « L'an dernier, en restauration hors foyer, les Français ont consommé en moyenne 75 millions de burgers, 30 millions de pizzas et 91 millions de sandwichs par mois, tous circuits confondus », rappelle Maria Bertoch, expert Industrie de la division Food Service Europe de NPD Group. Cet engouement pour la restauration rapide n'est pas sans influence sur la restauration à table qui, dans l'affolement, s'est mise au burger. Dans ce segment, sa consommation a crû de 9 % entre 2012 et 2013, et doublé au cours des cinq dernières années. On avale des burgers le midi, le soir, debout, assis...
La poussée du « fast casual »
Au pays de la bonne chère, le temps devient un paramètre non négligeable. Plus que cela même, puisque certaines chaînes en font un produit d'appel ou un argument de vente. Comme la Pataterie, qui propose une « planche Express » servie le midi avec un plat, un dessert et une boisson pour 10,95 E, servie illico. Ou encore Campanile, qui assure un service du midi en quarante minutes maxi. « On constate de plus en plus de convergences entre restauration assise et restauration rapide », ajoute François Blouin. La restauration à table doit-elle devenir rapide alors que la restauration rapide tend à s'embourgeoiser ? À l'image de cette nouvelle tendance, baptisée « fast casual » par NPD Group, qui la définit comme « une restauration moderne qui intègre la rapidité du service, une décoration chaleureuse et conviviale, une fraîcheur et une qualité des produits pour un prix positionné entre la restauration rapide et la restauration à table ». Un positionnement occupé par les chaînes françaises Bert's, Cojean, Francesca et les spécialistes du burger Big Fernand, Paris New York, Blend, The Beef Club ou le Camion Qui Fume...
Au premier trimestre 2014, ce secteur a enregistré une croissance de 12 % et représentait 5 % des ventes en restauration rapide. « Ce concept colle vraiment bien à la culture culinaire française. Il déculpabilise les amateurs de restauration rapide et de snacking grâce à une offre de produits plus sains, et répond aux critères de confort et de convivialité que l'on attend de la restauration traditionnelle française pour un prix compétitif », observe Maria Bertoch.
L'embuscade des industriels
Malmenée par ces nouveaux venus, la restauration à table doit aussi affronter une nouvelle concurrence venue de la grande distribution et de l'industrie agroalimentaire, qui se sont engouffrées sur l'alléchant marché du snacking, en croissance de 10 % par an. « Hier, le snacking était surtout associé au grignotage entre les repas. Or, aujourd'hui, tous les produits se substituant aux repas traditionnels sont considérés comme du snacking », explique Anne-Claire Lapie, responsable de mission chez Alcimed, société de conseil en innovation et développement de nouveaux marchés, qui analysait récemment la pénétration des industriels sur le marché du snacking. Le repas composé d'une entrée, d'un plat et d'un dessert a vécu. « On assiste à une évolution des modes de consommation, copiés sur le modèle anglo-saxon, qui fractionne les pauses repas, recherche de petites portions, une diversité des lieux de consommation... » Après le succès des box, les industriels poursuivent leur conquête, innovent dans leur conditionnement avec des portions individuelles, multiplient les recettes et continuent de grignoter des parts de marché avec des produits considérés comme plus sains qu'autrefois. Depuis le lancement de la Pasta Box de Sodebo en 2001, réputée pour avoir révolutionné le snacking, ce marché absorbe un repas sur deux pris hors domicile.
La fin d'un modèle
Dans ce contexte, avec 300 nouveaux points de vente créés entre 2013 et 2014, les chaînes leaders ont eu du mal à trouver leur marché. Et s'interrogent pour retrouver du trafic dans un monde devenu plus volatile et plus facétieux. « Ce n'est pas la crise, c'est une mutation profonde !, affirme Bernard Boutboul, directeur général du cabinet Gira Conseil, spécialisé en restauration. Nous sommes dans une phase de transition entre deux modèles. Nos valeurs et nos repères sautent. Ceux qui n'ont pas su adopter de nouvelles méthodes souffrent. Pour les autres, et il y en a, ça va très bien. » En 2013, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, Gira Conseil annonçait une croissance du secteur de 0,54 %. « Une vision purement arithmétique. Une moyenne entre ceux qui vont bien et les autres. »
S'il y a bien la tentation de la guerre des prix ou la recherche du juste prix, avec, on le voit, un burger à 2 E, 3 pizzas pour le prix d'une ou d'improbables associations de pizzas, nems, nuggets et bagels sur une même carte, les professionnels vont devoir réfléchir plus en amont pour trouver des solutions innovantes et pour le moins attractives. « Le consommateur en a marre de manger au restaurant la même chose que chez lui quand il glisse un plat Picard dans son micro-ondes. La profession doit revenir aux fondamentaux. Ce n'est pas compliqué, le consommateur veut des gens compétents et pas de communication racoleuse. Ça veut dire une bonne assiette, un sourire et du service. Les restaurants doivent arrêter de prendre le consommateur pour une vache à lait. Cette époque est révolue. Ceux qui misent sur l'assiette et le personnel vont bien. Et croyez-moi, ils investissent "zéro" en com' ! »
Redonner confiance
Créateur de plusieurs concepts de restauration (Boca Chica à la Bastille, Les Mousquetaires à Montparnasse, la franchise Casa Del Campo, la saladerie et sandwicherie Au Coin de la Rue...), Fabrice Raoult adhère. « Les réponses à la crise ne se limitent pas au prix. Il faut savoir (re)donner confiance au consommateur. » Il lancera en janvier prochain Poulet Purée, une enseigne mono-produit qui construit son navire amiral sur 400 m² (130 couverts à l'intérieur et 150 en terrasse) à Boulogne-Billancourt (92). « Ici aussi, la population a besoin de retrouver des codes rassurants. » Il jouera sur la corde de la nostalgie des années 50/70, avec une déco inspirée des anciens ateliers Renault, avec une 4 L découpée dans la longueur, une ancienne mobylette « bleue » revisitée... Le tout offrant cinq ambiances. « Tout le monde veut faire du mojito, des menus variés, des bagels... J'ai choisi de faire le contraire. Le monoproduit fait consensus. Le poulet aussi. Ça rappelle le poulet du dimanche. Bien sûr, ce sera du poulet fermier, label Rouge, accompagné de produits régionaux de saison..., affirme Fabrice Raoult, qui refuse de s'enfermer dans les promotions. Chaque chose a un goût, chaque chose a un coût », répète-il comme un slogan à ceux qui voudraient lui faire croire que la crise impose de tirer les prix vers le bas. Lui veut faire bouger les lignes pour faire revenir les gens. Avec une minicarte accessible, de 10 à 17 E le plat, ou 10,50 E la formule du midi (cuisse de poulet + dessert), mais aussi en valorisant le travail du serveur et en étant ouvert de 8 heures du matin à 1 heure du matin. Avec une offre spéciale à 14,50 E pour les gens pressés. « On va mettre en place un kiosque de vente à emporter, un food truck sur la rue, et on livrera le midi dans les bureaux. »
Chez la Boucherie, Christophe Mauxion, directeur général de l'enseigne, ne veut pas entendre parler de crise. « Certes, on assiste à une érosion de la fréquentation et du ticket moyen, mais on n'a jamais autant consommé hors foyer », assure-t-il. Alors, tout en conservant son positionnement de viande de qualité, la Boucherie a plutôt cherché à développer un système promotionnel pertinent avec un plat du jour à 9 E, un menu à 10 E, un programme de fidélité proposant une remise en gratuité, et des opérations ponctuelles comme le carpaccio à volonté, la côte de boeuf, ou l'entrecôte XL à prix barré en novembre. Si, avec 17 restaurants supplémentaires, le réseau devrait finir l'année avec un chiffre d'affaires de 120 millions d'euros, en croissance de 15 %, l'enseigne constate une baisse de fréquentation et une érosion du panier moyen (21 E) de 3 %. « Nous avons souffert de la problématique des cinémas, de la météo maussade en juin et juillet, et perdu un peu de la clientèle du week-end. Heureusement, les offres promotionnelles nous ont permis de bien progresser le midi », précise le DG de la Boucherie, qui revendique 15 000 à 20 000 fidèles.
La révolution du service
Les programmes de fidélité sont l'une des pistes explorées par les enseignes pour faire revenir leur clientèle. « Beaucoup se limitent à de simples remises, et trop peu l'utilisent comme un programme de fond. Ceux qui l'ont fait ont sans doute mieux résisté à la crise. Car pour certaines chaînes, cela peut générer jusqu'à 25 % du chiffre d'affaires », mentionne Isabelle Guimard. Les « business models » devront évoluer. Les chaînes de restauration doivent engager des réflexions de fond sur les concepts et leur offre. « Certaines enseignes, comme Colombus Café, qui ouvre des kiosques ou des corners dans des magasins aux activités diverses, anticipent. Ceux-là cherchent à mieux comprendre le consommateur. Car on manque réellement de données objectives sur sa sociologie, ses motivations... quand il choisit. ajoute Isabelle Guimard. Les chaînes se posent aujourd'hui beaucoup de questions. Il s'agit maintenant de consolider les marges. Il me semble cependant difficile de descendre en dessous de certains seuils de prix. Et à mon avis, ce n'est pas de là que viendra la solution. Il faut davantage réfléchir à une autre manière de servir. Il ne s'agit plus d'optimisation. Nous en sommes au bout, souligne-t-elle. Maintenant, nous sommes dans la révolution du service. »
70 % La part des consommateurs en restauration rapide, contre 30 % en restauration à table Source : NPD Group
18 % La part des Français citant le prix comme critère de choix d'un établissement en 2014, contre 10 % en 2008 Source : NPD Group
+ 15 % L'évolution des visites d'établissements « fast casual » depuis 2008, contre - 3 % en restauration commerciale Source : NPD Group
8,60 E La dépense moyenne des Français pour un déjeuner à l'extérieur Source : NPD Group
À la tête de Eat Sushi depuis avril, Philippe Pichlak a missionné le cabinet Labor Action pour mener une étude sur les habitudes de consommation des clients - fidèles - et des internautes, en vue de faire évoluer son offre. Car le sushi souffre d'une offre pléthorique et de la percée de la grande distribution. « Tout en respectant son modèle économique, il faut offrir le meilleur rapport qualité-prix et un ensemble de services associés, résume-t-il. Dans notre offre du midi à 12 E, nous proposions un panel de sushis, makis et sashimis avec deux accompagnements. Or, l'étude indique que les clients préfèrent une boisson au deuxième accompagnement. Nous avons fait évoluer notre carte en ce sens pour le même prix. » Eat Sushi propose aussi le dessert et la boisson moins chers dans le cadre d'un menu complet.