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Un an après la publication du décret d'application, la loi Climat et résilience est inégalement appliquée par les restaurateurs. les municipalités balancent entre tolérance et intransigeance, au grand agacement des organisations professionnelles.
Au cœur de l'hiver, même quand la météo est clémente, le fond de l'air est frais sur la côte normande. C'est le cas en cette saison 2022, à Deauville où les radians rougeoient sur le front de mer. Même spectacle à un jet de pierre, à Trouville, où les restaurateurs et cafetiers chauffent leur espace extérieur. Mais à 1 000 kilomètres de là, plein sud, changement d'ambiance. Sur la Côte d'Azur, à Cannes, les professionnels font grise mine. Ils ont dû désinstaller leur terrasse, en dur ou bâchée, règlement municipal oblige.
Pourquoi une telle inégalité de traitement ? La réglementation est claire : la loi Climat et résilience du 22 août 2021 s'impose à tous. Elle pose l'interdiction de l'utilisation de systèmes de chauffage ou de climatisation consommant de l'énergie et fonctionnant en extérieur, sur le domaine public. Et le décret du 31 mars 2022, date d'application de la loi, précise que peut être chauffé tout lieu couvert, étanche à l'air et fermé par des parois latérales rigides par nature. Allumer les radians, oui, mais à condition que l'espace soit hermétique. Voilà pour l'état. « Cela nous paraissait un compromis acceptable, témoigne Pascal Mousset, président du GNI Ile-de-France (Groupement national des indépendants de l'hôtellerie et de la restauration). Mais les pouvoirs publics ont donné la possibilité aux municipalités d'être mieux-disantes et d'aller plus loin que le décret national. »
A chaque ville ses contraintes
Une liberté que les municipalités ont saisie. Certaines ferment les yeux sur les débordements alors que les contrevenants sont passibles d'une amende jusqu'à 1 500 euros - et jusqu'à 3 000 euros en cas de récidive -et que la police municipale et les gardes champêtres sont habilités à verbaliser. D'autres réglementent, plus ou moins strictement, les terrasses pour valoriser et dégager l'espace public : harmonie des couleurs, des matériaux… Quitte à se montrer plus restrictives que la loi.
C'est le cas de Cannes, donc, où les établissements n'ont eu d'autres choix que de braver la loi ou de laisser leurs terrasses aux quatre vents. « Les restaurateurs qui n'ont pas allumé de chauffage n'ont pas eu de clients en terrasse, s'indigne Alain Lahouti, président de l'Umih du bassin cannois (union des métiers et des industries de l'hôtellerie). Or certains ont très peu de places en salle. »
Les discussions avec la mairie sont au point mort. Cette dernière met en avant la douceur du climat et argue que d'octobre à avril, seuls six jours par mois sont, en moyenne, pluvieux. « Cela représente 20 % du chiffre d'affaires mensuel, ce qui revient à détruire notre marge » , calcule, avec exaspération, Alain Lahouti. Si les contraintes sont plus légères dans les autres municipalités, toute implantation sur le domaine public implique d'obtenir une autorisation d'occupation temporaire (AOT) auprès de la ville. Des chartes de terrasse sont souvent établies pour harmoniser les équipements, comme les vélums, les pergolas, le mobilier. L'Umih ne cache pas son incompréhension. « Il faut évoluer pour sauver la planète. De nombreux restaurateurs ont investi dans des terrasses fermées. Mais certaines municipalités comme Toulouse et Carcassonne n'autorisent que les tables, les chaises et les parasols », observe Ludovic Poyau, président de la commission développement durable de l'organisation professionnelle. Impossible, donc, d'installer des parois latérales qui coupent le vent. Même problème à Rennes. La capitale bretonne, qui a interdit les terrasses chauffées dès 2020, a proscrit en 2022 les barnums accusés de défigurer les places.
Une distorsion de concurrence entre les domaines public et privé
À Paris, les organisations professionnelles et la municipalité se regardent également en chiens de faïence.
« Les terrasses représentent en moyenne 30 % du chiffre d'affaires. Dans certains arrondissements comme le 6e et le 11e , cela peut grimper à 60 % , affirme ainsi Pascal Mousset. Les terrasses font partie de l'image de Paris et d'un art de vie à la française. » Pour les établissements qui ont démonté leurs terrasses fermées pour permettre aux clients de fumer à table, la pilule est difficile à avaler.
« Maintenant, on doit faire le chemin inverse » , soupire le président du GNI Ile-de-France. Les dents grincent d'autant plus que la loi ne concerne que le domaine public. Les cours, patios et autres rooftops privés sont toujours aménagés et chauffés au bon vouloir de leur propriétaire. « C'est une distorsion de concurrence » , s'indigne-t-il. Pas question pour autant de soutenir les « francs-tireurs » qui n'appliquent pas la loi. « Nous ne lèverons pas le petit doigt pour eux » , prévient Pascal Mousset.
Besoin de trouver des astuces pour garder les clients au chaud
Mais alors comment maintenir sa clientèle au chaud ? Rendez-vous rue Pierre Charron, dans le 8e arrondissement. Là, la terrasse de La Belle Ferronnière n'a pas désempli cet hiver. Son patron, Laurent Caldeyroux, a même vu le nombre de clients augmenter grâce à la revitalisation du quartier. Des clients bien au chaud grâce à un aménagement malin de son espace extérieur.
« J'ai posé un plancher isolé du trottoir par une couche de laine de roche. J'ai fait fabriquer un store accroché par des agrafes à la façade et colmaté au maximum les entrées d'air des parois. » Enfin, il a ouvert en grand ses baies vitrées pour distribuer à l'extérieur le rideau d'air chaud intérieur. Un investissement total d'une dizaine de milliers d'euros qui lui permet de rester dans la légalité. D'autres établissements ont fait dans la simplicité : la distribution de plaids à poser sur les genoux ou les épaules ! Une solution qui laisse Pascal Mousset sceptique. « Il faudrait les laver à chaque usage. La réalité, c'est que ce ne sera fait qu'une fois par mois. C'est un nid à microbes. »
À Pont-Audemer, dans l'Eure, Philippe et Guillaume Debray, les gérants du bar le Palais de la bière ont, eux, inventé un banc chauffant en aluminium, fabriqué par des artisans locaux. Le public lui a réservé un accueil tellement enthousiaste que le duo a décidé de le commercialiser sous le nom de Hotbench. Proposé en deux formats, de 2 et 1,2 mètres de longueur, il est doté de prises USB pour permettre aux clients de recharger leur téléphone portable. Et surtout ces bancs font « économiser près de 91 % sur la facture en comparaison à des chauffages extérieurs au gaz » , avancent ses créateurs.
Dans les Hauts-de-France, deux entrepreneuses passionnées, Pascale Nollet et Valérie Dhellemmes, se sont penchées sur la question dès 2020. Deux ans de R & D plus tard, elles lancent un coussin chauffant baptisé Cuchöt qui épouse la forme de la chaise, de l'assise au dossier. Fonctionnant avec une batterie rechargeable qui délivre de 4 à 8 heures d'autonomie, il ne se déclenche qu'au contact d'un client. « La recharge ne coûte que deux centimes », précise Pascale Nollet. Trois modèles, bistro, lounge et transat, sont proposés. Car la société lilloise vise tous types d'établissements sur tout le territoire. Et en toute saison. « Dans certaines régions, on ne dîne pas dehors le soir, et ce, même en plein été », note Pascale Nollet. Ainsi, en mai, elle vient de livrer au restaurant la Gonelle, à Dinard (35), 52 coussins pour que son propriétaire, Jacques de Ribaucourt, puisse faire tourner sa terrasse toute l'année.
Cuchöt a aussi conquis des clients à Paris, notamment Valérie Saas-Lovichi, propriétaire du Patio Opéra. Cette restauratrice a acheté quatre unités pour tester le produit : « C'est une excellente solution. Il n'y a besoin que de quelques points de contact pour se réchauffer, comme les lombaires, les cuisses. Les clients, notamment ceux qui ont mal au dos, adorent ça. » Problème, la mairie de Paris a estimé qu'il s'agissait d'un mode de chauffage extérieur illégal. Avant de rétropédaler. « Finalement, quand on pose la question, on s'entend dire “ce n'est pas interdit, mais ce n'est pas autorisé” », soupire Valérie Saas-Lovichi. Alors, en attendant des éclaircissements, elle préfère ne pas investir davantage. Pas simple de réchauffer ses clients mais pas la planète…
« A paris, les terrasses représentent en moyenne 30 % du chiffre d'affaires d'un établissement. »
Pascal mousset, président du GNI Ile-de-France