Mythiques, authentiques, raffinées ou populaires, typiques ou atypiques, les brasseries françaises offrent un panorama éclectique. Affaiblies par la crise, concurrencées par la restauration rapide et malmenées par le turnover du personnel, elles font face à des problématiques multiples.
C'est un monde à part. Si elles ont comme point commun d'offrir un service de restauration en continu du petit déjeuner jusqu'au début de la nuit, les brasseries constituent un segment particulier de la restauration française. À tel point que les études menées sur le sujet sont extrêmement rares. « Ces établissements sont si peu nombreux que personne ne s'y intéresse de près », note Bernard Boutboul, du cabinet Gira Conseil. Faute d'une dénomination précise, chacun y englobe ce qu'il veut : la brasserie-restaurant, le bar-brasserie, le bistrot-brasserie, implantés dans les grandes villes de province ou à Paris, appartenant à des indépendants ou à des groupes financiers. Réunis sous le même code APE, ces établissements sont difficiles à distinguer. Pour Bernard Boutboul, il y en aurait tout au plus une soixantaine dans la capitale, dont un tiers d'indépendants. « Ce sont des institutions qui traversent le temps. Des endroits, à mi-chemin entre le restaurant classique et la table gastronomique, où il faut aller pour manger des fruits de mer, de la sole ou du tartare. Un secteur très fermé, plutôt élitiste, à la gestion particulière, où résistent une quinzaine d'indépendants... », dit-il. Un secteur dominé par trois groupes (Frères Blanc, Groupe Flo, Joulie), qui dessinent le marché parisien avec une trentaine d'établissements. Aucun d'eux n'a souhaité s'exprimer.
Pour l'institut d'études Gira Foodservice, l'un des rares à ausculter annuellement ce marché au sein d'un large panorama consacré à la restauration commerciale, les brasseries seraient au nombre de 2 500 en France. Et compteraient pour 3 % du chiffre d'affaires de la restauration. Un chiffre en accord avec les estimations du département bar-brasserie de la CPIH (Confédération des professionnels indépendants de l'hôtellerie). « Ce sont des restaurants à thème qui combinent convivialité, cuisine de qualité, parfois faite maison, plutôt haut de gamme, et revendiquant un certain savoir-vivre, dans des cadres souvent chargés d'histoire », définit Virginie Pernin, responsable des études restauration chez Gira Foodservice.
Compenser la baisse des visites
Que l'on y vienne pour avaler une entrecôte sur le pouce, déguster une choucroute ou un plateau de fruits de mer, un plat du jour ou une préparation plus raffinée, la décoration et l'histoire sont presque aussi importantes que le plat lui-même. Dans le quartier Montparnasse, la Rotonde, connue pour avoir employé le jeune Lénine, est devenue un passage obligé pour les touristes russes. Chez Georges, à Lyon, la venue de célébrités, les anecdotes et les records mondiaux de la plus grosse choucroute (1,5 tonne) et de la plus grande omelette norvégienne (34 m) sont même devenus des arguments marketing volontairement mis en exergue. À Nantes, la Cigale, créée en 1895 face au Théâtre Graslin, classée monument historique en 1964 et rénovée en 1982, est restée un lieu emblématique et incontournable de la ville. « Les surréalistes adoraient l'endroit. André Breton ou Jacques Prévert y avaient leur table. Jacques Demy tourna là son film Lola en 1961... », rappelle-t-on. En début d'année, encore, la célèbre brasserie parisienne la Coupole annonçait renouer avec son passé festif et sulfureux en lançant des soirées au goût des années folles.
Ceci étant dit, la vie n'est pas aussi rose que pourrait le laisser entendre la carte postale. Réputées pour leur service rapide, les brasseries ont dû faire face à de nouvelles formes de concurrence, à l'évolution du goût des consommateurs et des modes de vie, et à l'amaigrissement des porte-monnaie. D'un établissement à l'autre, les paniers moyens varient de 20-25 à 80 E, alors que selon NPD Group, la dépense type pour le déjeuner d'un Français tourne autour de 10 E - de 6 E en restauration rapide à 14 E en restauration à table. « Si quelques brasseries attractives bénéficient encore de l'afflux de la clientèle étrangère, ce secteur souffre des arbitrages financiers des consommateurs, indique Virginie Pernin. Le positionnement prix, un ticket moyen plutôt élevé, des cartes peut-être trop étoffées, la gestion des établissements... sont sans doute des pistes à explorer pour compenser les baisses de fréquentation. Car nous sommes réellement sur une tendance baissière du chiffre d'affaires. »
Le levier de l'innovation
Si le nombre de brasseries semble relativement stable, 150 d'entre elles auraient disparu depuis le début de la crise en 2008. « C'est sans doute le secteur le plus pénalisé. Il a vraiment une carte à jouer sur l'offre produits, mais les cartes bougent peu. Et l'innovation est rare », estime Virginie Pernin. Tout récemment, Groupe Flo, dont les établissements (33 grandes brasseries parisiennes dont la Coupole, le Vaudeville, Bofinger ou le Boeuf sur le Toit) et restaurants (Hippopotamus, Taverne de Maître Kanter, Bistro Romain...) subissent une baisse de fréquentation depuis plusieurs mois, annonçait une perte nette de 3,6 millions d'euros sur les neuf premiers mois de l'année et table sur une fin d'année difficile. Le groupe a indiqué qu'il « n'anticipe pas d'évolution positive du marché de la restauration dans les prochains mois... et entamait des discussions sur les aménagements de crédit avec les banques créancières ».
« Malgré la crise qui perdure, le marché des brasseries a encore de l'avenir », estime Roland Croisé, président du secteur bar-brasserie au sein de la CPIH. Mais les problématiques sont légion. « L'emplacement, la possibilité de terrasse, le périmètre de concurrence, l'offre, les créneaux horaires exploitables suivant l'emplacement... Pour moi, ce marché survivra s'il sait adapter son offre, car les brasseries font encore partie intégrante de l'offre de repas consommés hors domicile. »
« On souffre, reconnaît le patron de cette brasserie parisienne, installé depuis vingt-deux ans dans la capitale, qui tient à garder l'anonymat tout en se faisant le porte-parole d'un jour des indépendants propriétaires de brasseries parisiennes. Entre les charges, les contrôles, les seuils sociaux... On dirait qu'on veut nous abattre », dit-il découragé par de récurrentes mesures administratives. Même les récents articles du New York Times sur son établissement, générateurs d'une clientèle américaine, ne lui font pas retrouver le sourire. Et pour cause, les investissements réalisés début 2014 pour moderniser son restaurant et améliorer les conditions de travail de ses employés n'ont pas eu l'effet escompté. Pire, un tiers de l'effectif a profité des trois mois de travaux pour aller voir ailleurs. « C'est la chienlit ! Je me pose la question de vendre. Tous les indépendants sont dans ce même état d'esprit. La TVA à 5,5 % nous avait redonné espoir. Elle a été supprimée. Tout comme l'ont été les heures supplémentaires défiscalisées, ce qui a eu qu'un effet : encourager le travail au noir. » Ici, la formule est à 24 E. Le panier moyen atteint 35 E à 40 E. Malgré une forte proportion d'hommes d'affaires et de touristes étrangers, la brasserie souffre de la multiplication de la restauration rapide.
Le casse-tête du personnel
Le recrutement du personnel et sa formation posent également un vrai problème. « En raison de l'image négative de nos métiers, mais aussi de l'accès à l'apprentissage dès la classe de troisième ou après des échecs scolaires. Une bêtise. Nous avons souvent affaire à un personnel non motivé. Or, notre profession requiert de la culture générale, un sens relationnel aiguisé, et une certaine éducation, plaide Roland Croisé, qui travaille à l'élaboration d'une charte de qualité des bar-brasseries. Pour les patrons de brasseries, l'énigme de la journée est de voir arriver son équipe, de savoir si elle sera en forme, intéressée par les produits et ravie de voir entrer un client ! »
Groupe Flo a lui aussi pris le taureau par les cornes pour limiter le turnover de son personnel, monté en 2012 à 70 %, et ramené deux ans plus tard à 50 %. Outre des modalités de recrutement différentes, le groupe s'investit dans la formation en alternance et mise sur la promotion interne pour fidéliser son personnel.
« La brasserie impose une qualité de service difficile à trouver en province. Or, à l'exception des grandes institutions parisiennes, les gens n'ont pas été formés en ce sens. Le fonctionnement est très différent d'un restaurant. Il faut savoir s'adapter à tout type de clientèle et être à l'écoute. Le service est plus rapide, plus précis..., indique Françoise Legrand-Vivier, à la tête de la brasserie Latitude Pub, à Angoulême, depuis une quinzaine d'années, et où l'on sert 110 couverts par jour en moyenne. C'est un métier complexe. Mais pour moi, le B.A. BA de la brasserie, c'est de pouvoir proposer un service en continu. C'est une offre à laquelle je tiens, même si je ne fais qu'une quinzaine de couverts en dehors des heures de repas. » Le midi, la clientèle se compose de salariés, et le soir, d'habitués, avec un ticket moyen de 20 E pour l'un et 30 E pour l'autre. « Nous subissons toujours plus de règles et de contraintes. J'ai eu ma première affaire à 22 ans. À l'époque, les choses étaient plus évidentes. Maintenant, il faut communiquer, avoir le wifi, la musique, des vidéos, des cartes de fidélité, des chèques cadeaux... Les concepts ont augmenté la qualité de réception, mais sur l'ampleur de la journée, du petit déjeuner au cocktail, en passant par les tapas, l'avant ou l'après-cinéma, la mise en place est compliquée. Malgré tous ces efforts, l'activité stagne. »
Incontournable internet
À la tête de quatre brasseries parisiennes (Garnier à Saint-Lazare, le Ballon des Ternes, Chez Georges, à Porte Maillot, et le Royal Vendôme) et de trois restaurants, Georges Menut privilégie la promotion interne. « Je ne fais jamais appel à l'extérieur. Tous les responsables ont au moins quinze à vingt ans de maison. Ils sont rémunérés au-dessus de la moyenne et nous avons une relation directe. C'est l'avantage des entreprises familiales par rapport aux grands groupes, note-t-il. Outre l'emplacement et la qualité des produits, un personnel stable, une addition maîtrisée et un accueil de qualité sont des préalables incontournables. Car aujourd'hui, dans un environnement extrêmement concurrentiel, l'enjeu est de maintenir la fréquentation et d'user des promotions avec habileté. » Le Royal Vendôme, qui a tenté d'augmenter ses prix de 2 à 3 % pour passer de 19,80 à 20,10 E de ticket moyen et améliorer ainsi ses marges, s'est heurté au seuil psychologique des 20 E. « Le ticket moyen baissait. La clientèle quotidienne préférait prendre le café au bureau. On s'est aperçu que c'est une corde sur laquelle il ne faut pas tirer. » Dans ses trois autres brasseries, où le ticket moyen varie de 50 à 70 E, la question est d'assurer un renouvellement continu de la clientèle. En allant la chercher en province et à l'étranger. Pour ce faire, l'entreprise mène une communication agressive sur des sites spécialisés (La Fourchette, VoyageChic, Voyage Privé...) « Hier, on faisait de la publicité papier sans savoir où on allait. Aujourd'hui, internet nous permet d'avoir des campagnes ciblées et d'en mesurer les retombées. Et on paye en fonction des repas consommés. Les commentaires dispensés en direct nous permettent, en prenant du recul, de voir une tendance se détacher », analyse Georges Menut, confronté à une offre de restauration pléthorique « et de plus en plus qualitative ». S'il bénéficie de la proximité d'hôtels de luxe et du Palais des Congrès de la Concorde, « la restauration rapide ou les petits établissements ont progressé dans les produits, la communication et la packaging, reconnaît-il. Alors, on rivalise avec des menus, des formules rapides en misant sur le confort et l'accueil. Le prix est une chose. Manger assis en est une autre ! »
2 500 Le nombre estimé de bars-brasseries-restaurants en France Source : Gira Foodservice3 % La part estimée des brasseries dans le chiffre d'affaires de la restauration en France Source : Gira Foodservice150 Le nombre de brasseries qui auraient disparu en France depuis le début de la crise en 2008 Source : Gira Foodservice20 à 30 E Le ticket moyen de certaines brasseries de province, contre une dépense moyenne de 10 E pour le déjeuner d'un Français (6 E en restauration rapide et 14 E en restauration à table) Source : NPD Group
En quête d'une définition harmonisée, la Confédération des professionnels indépendants de l'hôtellerie (CPIH) fait le choix d'une charte de qualité des cafés-bars-brasseries, qui doit être mise en oeuvre en 2015. Ainsi, la brasserie affiche des horaires plus étendus, propose une offre mixte (consommations de boissons et restauration) et sert en continu de l'ouverture à la fermeture avec un service rapide. Les établissements qui revendiqueront ce label seront audités tous les cinq ans par un organisme agréé. Ces bars-brasseries devront s'engager à respecter les réglementations obligatoires dues à la profession, les bonnes pratiques commerciales (ambiance, confort, relation avec les instances touristiques...) et celles relatives à l'hygiène (tri et recyclage des déchets...). La charte portera aussi sur la gestion des terrasses, la tenue des personnels, l'approvisionnement, le service (propreté de la vaisselle, de la décoration...) et la mise à disposition de la clientèle d'un registre de doléances. « Les cartes devront proposer au moins un petit déjeuner complet, une assiette express, un plat ou un menu du jour, un plat de saison... », détaille la charte, qui définit scrupuleusement l'offre de boissons du petit déjeuner aux cocktails ou l'offre de services, comme le Wifi ou l'espace enfant. Un moyen d'harmoniser une profession aux problématiques éclectiques.