© Café Joyeux
Stimulante pour des salariés dont on valorise les qualités, l’insertion de personnel handicapé en restauration peut être gagnante pour tous. Focus sur quelques restaurants qui mettent la différence à leur carte, de façon positive.
Le Reflet est né à Nantes en décembre 2016. Ce restaurant, dont les employés sont majoritairement porteurs de trisomie 21, a été créé à l’initiative de Flore Lelièvre, une jeune architecte qui a elle-même un frère trisomique. Une levée de fonds de plus de 400 000 euros auprès d’investisseurs et de mécènes, beaucoup de volonté et d’imagination, le coup de pouce d’une visite très médiatisée de Brigitte Macron, et c’est la réussite. L’établissement affiche complet et se retrouve même classé parmi les dix premiers restaurants nantais sur le site TripAdvisor ! Le cas semble avoir fait école. Depuis ont éclos d’autres établissements ayant pour vocation d’embaucher des personnes atteintes de déficiences intellectuelles ou de troubles psychiques (trisomie, autisme...), handicaps particulièrement discriminés dans le monde du travail : Café Joyeux, à Rennes (35), puis à Paris, avec deux établissements contigus, Les Petits Plats de Maurice, dans le 11e arrondissement de la capitale, Ô Bell’ endroit, à La Roche-sur-Yon (85), en 10 Saveurs, à Levallois-Perret (92)... Des noms souriants, où n’est même pas suggérée la notion de handicap. Comme quoi l’inclusion commence par les mots !
Des enseignes en quête de rentabilité, comme les autres
Pour tous, le handicap est porteur de valeurs positives qui peuvent se partager dans l’espace particulier du restaurant. Il a eu un pionnier dans ce domaine : le restaurant Dans le noir ?, ouvert en 2004 rue Quincampoix, à Paris, par Édouard de Broglie, un entrepreneur désireux de sortir des habituels cadres sociaux. Ici, tous les serveurs sont aveugles et les clients mangent dans une totale obscurité. Une invitation au partage qui va donc jusqu’à l’expérience immersive. Ça plaît et ça marche. Appliqué désormais à dix restaurants dans six pays, le concept se décline en d’autres activités : spa, épicerie fine, labellisation de produits gastronomiques testés à l’aveugle, ateliers parfums, traiteur bio à emporter... L’exploitation de la marque Dans le noir ? représente un chiffre d’affaires cumulé de 6 millions d’euros. « Nous ne sommes pas du monde associatif et ne travaillons pas en secteur protégé, précise Camille Léveillé, directrice du développement France de la société. Ce que nous choisissons lors d’un recrutement, ce sont les compétences. Chez un serveur aveugle, le savoir-être, plus important que le savoir-faire, puis la maîtrise de la mobilité, font partie des critères d’efficacité. Par contre, il n’y a pas de raison d’embaucher en cuisine un non-voyant, car il serait moins productif qu’un voyant. De ce fait, nous n’avons pas besoin de subventions. Les demander irait même à l’encontre de ce que nous prônons. »
Les entreprises employant des personnes handicapées peuvent bénéficier d’avantages financiers allant de la diminution ou suppression de leur cotisation Agefiph au versement d’allocations compensant divers frais (adaptation du poste de travail, formation, tutorat...). Cela ne les exempte pas de l’obligation de rentabilité. Ce qui est aussi valable pour un Esat, établissement et service d’aide par le travail financé par l’Agence régionale de santé : s’il gère un restaurant-atelier, il lui faudra dégager un bénéfice commercial pour en faire vivre l’activité, acheter par exemple les matières premières et les équipements nécessaires.
La recherche, puis le perfectionnement des compétences, sont donc des priorités pour tout type de restaurant inclusif. « Certains employés ont un CAP de cuisine ou d’agent polyvalent de restauration, déclare Baptiste Demougeot, le manager du restaurant en 10 Saveurs. Mais nos recrutements sont basés sur la motivation. Nous ne voulons pas que les jeunes soient poussés par leurs parents ou une structure extérieure. Tous ont un entretien d’embauche, qui nous oblige à être imaginatifs, car il ne s’agit pas d’une discussion normée. Une journée test en cuisine nous permet d’évaluer la capacité à travailler ensemble, à recevoir des ordres, à respecter des règles d’hygiène de base... »
Les encadrants doivent avoir des qualités techniques et humaines
Au restaurant Les Petits Plats de Maurice, le recrutement s’est effectué sur la base du volontariat au sein de l’Esat Paris Xi, lui-même adossé à l’association AnRh (Association pour l’insertion et la réinsertion professionnelle et humaine des handicapés). Une grande partie de l’équipe a reçu pendant neuf mois une formation d’agent polyvalent de restauration au sein de l’institut culinaire de Paris et un processus de formation continue est maintenant mis en place. Il y a beaucoup à inventer dans ce domaine, d’où l’intérêt du partage d’expériences. Le Reflet accueille ainsi régulièrement des stagiaires... et suscite des vocations. C’est le cas de Valentin, jeune trisomique ne trouvant pas de solution d’emploi, jusqu’à ce que deux stages au Reflet lui ouvrent l’horizon. Sa famille a pris la décision de créer le restaurant Ô Bell endroit. Pour en prendre la gérance, sa sœur Fabienne Lamothe a quitté son travail et s’est formée à la fois en création d’entreprise et en service en salle. Pour encadrer cinq salariés trisomiques, elle est accompagnée d’une cheffe, ex-éducatrice reconvertie dans la restauration « emballée par le projet », et d’un second de cuisine à temps partiel. Car l’encadrement est un point clé. « Nous recherchons des personnes ayant une double compétence. Elles doivent réunir des qualités techniques indispensables en restauration, comme la gestion financière, le suivi des stocks, etc, mais également des qualités humaines telles que l’empathie, la patience, la pédagogie... Or, les candidats peuvent être plus attirés par la dimension humaine que par la technique, ou le contraire ! », confie Olivier Poizat, directeur des opérations de Café Joyeux. Pour accompagner ses managers, la société délègue dans chaque café un coordinateur pédagogique local, éducateur spécialisé de formation, une demi-journée par semaine.
Encadrer le handicap mental n’est pas de tout repos. Première contrainte : répéter sans cesse, car les consignes sont vite oubliées. « Ce qui est censé être acquis un jour ne l’est plus le lendemain », témoigne Thomas Boulissière, gérant du Reflet. D’où des cartes courtes se limitant souvent à deux ou trois propositions par catégorie. Certains établissements se sont spécialisés dans des offres de tartes, salades et autres préparations faciles à réaliser. Les plats récurrents sont maîtrisés, mais un plat du jour par définition changeant est plus problématique. Exécuter plusieurs tâches à la fois est compliqué, ce qui oblige par exemple à fragmenter les recettes. Dans la liste des missions difficiles à déléguer : les cuissons, faute d’attention suffisante, l’encaissement, et même parfois le balayage, pour des raisons ergonomiques... « Dès que l’on sent qu’il n’y a pas de risque, on les laisse faire, car cela développe leurs compétences », déclare Baptiste Demougeot. « À partir du moment où on les met en confiance, il n’y a rien qu’ils ne sachent pas faire », renchérit Fabienne Lamothe.
L’établissement doit parfois être réaménagé. Mais certains s’y refusent. En 10 Saveurs part du principe que c’est aux salariés de s’adapter afin d’être prêts à intégrer un jour un restaurant du milieu ordinaire. C’est la volonté militante des fondateurs de cet établissement, Nathalie et Christophe Gerrier, qui ont créé il y a près de vingt- cinq ans une première entreprise adaptée dans les services, Handirect. En revanche, Le Reflet est un modèle de l’adaptation au handicap, que ce soit pour les clients (dix fauteuils peuvent y entrer) ou pour les salariés. Pour ces derniers : salle de repos, plans de travail ajustés en hauteur, tabourets et outils de cuisine ergonomiques, assiettes de service créées pour une meilleure prise en main (les trisomiques ayant un seul pli palmaire au lieu de trois).
Au Café Joyeux, on mise sur du matériel à la fois rationnel et intuitif : fours à écran tactile, robots multifonctions KitchenAid, logiciel de caisse relié à l’iPad pour les additions, aspirateurs portés sur le dos. Chez Les Petits Plats de Maurice, on s’intéresse aux appareils high-tech du type varioCooking de Frima, programmable et sans surveillance, et on met en place un système de gabarits tout simple pour doser les ingrédients du gâteau maison. « Tout ce qui permet d’anticiper, de donner des repères et d’autonomiser est bénéfique », estime Isabelle Pollet-Rouyer, directrice de l’Esat lié au restaurant.
Des outils de communication plus accessibles
« Nous n’avons pas besoin de matériel spécifique, mais nos éducateurs travaillent sans cesse sur des protocoles consistant par exemple à donner le déroulé des tâches sur des fiches. Pour la communication, on utilise des pictogrammes ou le Falc, technique d’écriture “facile à lire et à comprendre” », détaille pour sa part Cyril Castel, responsable de l’Esat de L’Arche en pays toulousain et de son restaurant L’Étoile du verger, situé à Blagnac. De nombreuses astuces peuvent en effet faciliter l’organisation du travail. Au Reflet, la prise de commande repose ainsi sur un jeu de cartes que le client tamponne pour valider ses choix. Cela évite le crayon à ceux qui ne savent pas écrire et remplace de façon plus humaine la tablette électronique jugée trop « dématérialisante ».
L’autre intérêt est de faire participer le client. Car dans un restaurant inclusif, c’est aussi lui qui doit s’adapter ! Ce que met parfaitement en application le Café Signes, à Paris, un établissement créé en 2003 par l’Esat Jean-Moulin (sous tutelle de l’association entraide universitaire). Ici, le personnel est atteint de surdité et des outils ont été développés pour favoriser la communication avec la clientèle : carte des vin avec pictogrammes pour désigner la quantité désirée, carte des viandes avec le même principe pour la cuisson souhaitée, livret donnant quelques signes de base, comme les formules de politesse. « Mais le signe au revoir n’y figure pas, prévient Gwennaël Rialland, moniteur d’atelier, ceci afin d’inciter à poser des questions et créer le lien. »
Au Café Signes, l’ambiance est chaleureuse et gaie. C’est aussi le cas des restaurants employant des personnes en situation de handicap mental, dont la principale qualité est un sens du relationnel hors du commun. Ce qui se traduit par un tutoiement facile, des remarques amusantes, des gestes affectueux... « Elles sont dans le partage non calculé, car elles n’ont pas les filtres sociaux. Leurs réactions peuvent sur- prendre, mais c’est là toute leur richesse », estime Céline de Narp, chargée de mission Katimavik, un établissement implanté dans le vieux Lyon qui est géré par la communauté de L’Arche à Lyon. Bousculés, les clients de Dans le noir ? le sont aussi. Après toute perte de repères lors de leur repas – quand on ne sait plus si ce que l’on porte à sa bouche est de la viande ou du poisson, du vin blanc ou du vin rouge –, ils embrassent volontiers leurs serveurs à la sortie.
Un bon bilan aussi du côté des salariés, dont le turnover est très faible et qui progressent en autonomie jusque dans leur vie privée. Au Café Joyeux, ils sont plusieurs à Nantes à avoir pris leur propre appartement et ceux de Paris circulent maintenant en métro, y compris les jours de grève ! Quant aux entreprises, elles se disent satisfaites de leur rentabilité et s'attellent à des projets de développement.
De nouveaux restaurants engagés à venir
Le Reflet, qui prévoit d’ouvrir un restaurant dans le Marais, à Paris, a lancé une campagne de financement participatif sur Kisskissbankbank. Café Joyeux étudie une implantation à Bordeaux, voire une troisième à Paris. Les Petits Plats de Maurice s’oriente sur la vente à emporter et réfléchit à d’autres activités de partage : goûters d’enfants, thés dansants avec les maisons de retraite... L’Étoile du verger voudrait développer son offre de séminaires et valoriser sa carte écocertifiée bio sur laquelle intervient tous les deux mois en tant que parrain le chef étoilé Pierre Lambinon, du Py-r, à Toulouse. Et le Café Signes fera cet été du « détachement en milieu ordinaire » : des serveurs sourds travailleront dans les guinguettes parisiennes La Javel et Poisson Lune. La différence s’ouvre au monde et vice-versa. Et il n’est pas étonnant que cela se fasse dans ce lieu de médiation qu’est le restaurant. —
A partir de 2020, les entreprises d’au moins 20 salariés devront employer 6 % de travailleurs handicapés. Mais la nouvelle loi reste peu incitative pour la restauration, qui compte surtout de petites entreprises. Un travail de sensibilisation sur le sujet est entrepris par le GNI-HCR (Groupement national des indépendants de l’hôtellerie et de la restauration) auprès de ses 10 000 membres. Collaborant depuis 2014 avec l’Agefiph à travers une convention lui apportant outils et moyens financiers, le GNI a mis en place une Mission handicap qui se déploie en France. Ses axes de travail : conseils pour le recrutement ou le maintien à l’emploi, développement de formations appropriées pour les jeunes et les adultes, communication... De ces réflexions peuvent émerger des questions pertinentes : comment intégrer des travailleurs handicapés dans des régions touristiques où le contrat saisonnier est de mise ? Autre axe important : encourager les achats solidaires auprès des Esat, nombreux à pouvoir fournir aux restaurateurs des produits maraîchers ou des vins. Le recours à une prestation de ce type est comptabilisé dans les 6 % d’emplois. Une possibilité qui, avec la nouvelle loi, sera remplacée par une déduction sur la contribution Agefiph. « L’insertion demande du temps et les évolutions législatives peuvent nous freiner, remarque Rachel Bouvard. Mon discours se focalise sur les compétences et j’utilise le levier de la RSE pour mieux convaincre. » Plus de 500 entreprises ont été accompagnées par la Mission handicap.