Souvent cantonnés au bar, les bons jus de fruits peuvent aussi accompagner le cuisinier dans l'architecture de ses plats. En attendant que se popularisent d'autres nouveautés : jus de légumes, d'arbres...
À Colroy-la-Roche, aux confins de l'Alsace et des Vosges, le chasselas, le pinot et le riesling restent rois. Mais depuis quelques saisons, le jus de fruits s'invite également à table et inspire de beaux accords gourmands. Foie gras d'oie et de canard aux épices, accompagné d'un jus de pomme-coing. Homard en fricassée et rubis de rhubarbe... L'Hostellerie La Chenaudière, membre des Relais et Châteaux, propose un menu dégustation innovant, avec trois jus différents, à ceux de ses clients qui ne boivent pas d'alcool. « Certaines pathologies médicales imposent l'abstinence, explique le sommelier, Rodrigue Palvadeau. La sécurité au volant peut constituer un autre frein. Enfin, certains n'apprécient pas le vin. » Et d'ajouter : « Évidemment, nous ne proposons que le meilleur du jus de fruits. Nos produits sont élaborés par des cultivateurs locaux ou des maisons françaises de qualité. »
La formule apporte une convivialité bienvenue. Au lieu d'être exclu du rituel de la dégustation, le convive abstinent est incité au partage. En effet, la succession de plusieurs jus de fruits peut très bien suivre, à une même table, le tempo des vins. Et, de même que le connaisseur prend plaisir à découvrir une nouvelle appellation de Bordeaux ou de Bourgogne, l'amateur de jus de fruits se familiarise avec des variétés anciennes ou locales. La pomme cox (créée en Angleterre, au 19e siècle) révèle une attaque surprenante, entre acide et amer, ainsi qu'une belle fin de bouche. Le coing (d'Alsace) apporte une note tannique. La rhubarbe, à la jolie robe corail, offre un nez frais et une bouche acidulée et saline. « Sa saveur s'ajuste avec la plupart des poissons, souligne Roger Bouhassoun, qui dirige la brigade de l'établissement. Pour le baba au rhum, je conseillerais la mirabelle. »
La chimie du fruit
Médiatisée dans le cadre d'un reportage diffusé sur France 2, l'initiative reste assez isolée. Alors que la dégustation des eaux, cidres, sakés, thés et cafés entre peu à peu dans les moeurs, celle des jus de fruits demeure terra incognita. « L'Institut Paul-Bocuse m'a demandé d'intervenir en mars prochain dans le cadre d'un nouveau module de formation axé sur le management international vins et boissons », précise toutefois Alain Milliat, dont les jus d'excellence ont su se frayer un chemin jusque dans les épiceries fines, les restaurants étoilés et la plupart des Relais et Châteaux.
Si, côté pédagogie, beaucoup reste à faire, le principal obstacle tient à la chimie même du fruit. « Le sucre prend tout pour lui et laisse assez peu de place pour exister, reconnaît volontiers Alain Milliat. Cela dit, il existe des idées reçues. On croit toujours qu'un nectar est plus sucré qu'un jus. C'est faux. Prenez le jus de pomme : il contient 12 % de fructose lorsque la teneur en sucre du nectar de fraise est de 11 %. »
Dans la poêle ou le wok
En attendant que d'autres sommeliers s'intéressent aux accords jus-mets, les chefs expérimentent en cuisine. Cyril Haberland, qui officie au château des Reynats (1 étoile Michelin), près de Périgueux, connaît sur le bout des doigts la gamme des jus d'Alain Milliat. Et se plaît à les travailler depuis plus de dix ans. Le pigeon et l'anguille fumée se drapent ainsi d'une réduction de jus de groseille. Le ris de veau caramélisé aux cèpes s'encanaille avec du jus de carotte et vin rouge. « J'adore travailler avec les produits d'Alain, parce qu'il a un palais de cuisinier, ses jus sont extraordinaires. On a l'impression de croquer directement dans le fruit. Pourquoi s'en priver en cuisine alors que cela fait gagner un temps précieux ? » Un mariage qui convient, de son propre aveu, à une sensibilité plus créative que classique. « En morceaux ou en jus, le fruit permet d'épurer le plat, en diminuant le gras. »
L'avenir ? Il pourrait s'écrire, côté sommelerie et côté cuisine, entre jus de fruits, jus de légumes, jus d'herbes et jus d'arbres. Parmi les curiosités à suivre, l'eau de bouleau : « Son équilibre salé-sucré est intéressant », confie Alain Milliat. Quelques marques françaises confidentielles sont sur les starting-blocks. Parmi elles, Fée Nature, référencée dans les magasins Naturalia.
La formule apporte de la convivialité. Au lieu d'être exclu du rituel de la dégustation, le convive abstinent est incité au partage.