DEBAT VIN SANTE PLAISIRS
© Sylvie Humbert
Le vin est de plus en plus moralisé dans notre société. Mais dans le cadre d'une consommation modérée et responsable, il peut être bénéfique pour la santé, au quotidien ou dans des contextes spécifiques.
Comment a évolué la place du vin dans notre société ?
Jean-Pierre Corbeau Jusqu'au début des Trente Glorieuses, il y a toujours du vin aux repas, mais il est souvent plus léger. L'abus d'alcool touche alors surtout les catégories sociales défavorisées, notamment les travailleurs de force. Cela va changer dans les années 1970 avec l'arrivée d'une génération de dirigeants et de technocrates qui bougent, font du sport et ne passent plus des heures à table. Le vin n'est plus un aliment, mais un élément de plaisir qui mobilise les sens. En témoignent l'arrivée des vins primeurs, la féminisation de la consommation puis, dans les années 1980, la nouvelle catégorie des buveurs occasionnels.
Audrey Bourolleau Les études estiment aujourd'hui que 17 % des Français boivent du vin quasiment tous les jours, 45 % sont des consommateurs occasionnels (une ou deux fois par semaine) et 38 % n'en boivent pas. C'était l'inverse il y a trente ans. La consommation globale en France est évaluée à 4 litres par an et par habitant (touristes compris) ; elle était de 160 litres en 1965.
Jean-Pierre Corbeau La hausse du pouvoir d'achat et la meilleure qualité des vins font que l'on boit moins, mais mieux. On constate aussi que de plus en plus de gens ne boivent pas (ou plus) à cause d'un sentiment de culpabilité, notamment dans les milieux populaires. Ce n'est pas le cas dans les milieux viticoles ou bourgeois, où il y a eu une éducation aux vins, une transmission d'un affectif lié à une consommation sans forcément d'excès. Par ailleurs, le vin est traditionnellement associé aux plats ; avec la déstructuration des repas, surtout celui de midi, on en boit moins.
Pour favoriser cette consommation responsable, ne faudrait-il pas multiplier les programmes de formation et d'information ?
Audrey Bourolleau Bien sûr. Une étude de 2010 sur le classement de dangerosité à l'alcool des pays européens a montré qu'il y a moins de conduites à risques dans des pays producteurs comme l'Espagne et l'Italie. Une étude transalpine montre également que les jeunes ayant eu une éducation du vin à table et en famille développent moins ce type de conduites. L'Italie a imposé dans les facultés le programme « Vino e Giovani » (vin et jeunes), en partenariat avec les régions, les universités et le ministère des Politiques agricoles alimentaires et forestières. Cette campagne comprenait notamment des cours de dégustation et d'histoire du vin. L'Espagne a mis en oeuvre l'opération « Qui sait boire sait vivre » prônant une consommation modérée dans le cadre d'un art de vivre et d'une culture, et promue par des hommes politiques et des personnalités espagnols. Au Québec, Educ'alcool communique sur « la modération a bien meilleur goût » avec des programmes d'éducation dans les écoles et les collèges.
Et pourquoi pas en France ?
Audrey Bourolleau La loi Evin de 1991 a marqué un coup d'arrêt en associant tabac et alcool dans un message de consommation à risques. Or, pour l'alcool, une consommation modérée, pour le plaisir, peut être sans danger. En Scandinavie, on a pu constater que des réglementations fortes avec une politique fiscale lourde et et de vraies restrictions d'accès au produit ne modifiaient pas le comportement des plus jeunes et n'enrayaient pas le binge drinking. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à des lois qui interviennent davantage au niveau moral qu'au niveau santé. Le dernier décret sur l'alcool au travail transfère le risque au patron de l'entreprise... qui ne veut en prendre aucun ; ce sont encore des moments de convivialité supprimés. Une récente étude nous indiquait que la moitié des Français, et 62 % des 18-25 ans, sont désormais favorables au principe de précaution. Dans les faits, ils expriment à la fois un besoin en faveur de la sécurité et une défiance envers les pouvoirs publics et la filière du vin. La prévention doit passer par les pouvoirs publics, mais la filière a un rôle à jouer dans l'éducation en diffusant notamment les repères « 2, 3, 4, 0 » de l'OMS que neuf Français sur dix ne connaissent pas (2 verres par jour pour les femmes, 3 pour les hommes, 4 pour une occasion exceptionnelle et un jour d'abstinence par semaine). Le plus inquiétant est que l'État veuille passer d'une politique de « l'abus d'alcool est dangereux pour la santé » à « l'alcool est dangereux pour la santé ». Et ça repose sur un mensonge !
Peut-on sensibiliser les consommateurs dans les caveaux ? En les incitant à recracher par exemple ?
Virgile Joly Dans la plupart des caveaux aujourd'hui, il y a des crachoirs. Quand le producteur déguste avec les visiteurs, il crache, ce qui incite ses hôtes à faire de même. Dans les salons, c'est indispensable sinon les visiteurs ne pourraient pas goûter beaucoup de vins. Mais quand on monte en gamme, sur le dernier vin, les gens choisissent souvent d'avaler.
Audrey Bourolleau La communication sur les salons des vignerons indépendants se fait d'ailleurs sur « déguster, c'est recracher ». Pour la fête viticole de Saint-Vincent-de-Lucian, la sécurité routière avait créé le slogan « Crachez si vous ne voulez pas vous crasher ». Le message a incité les producteurs à mettre plus de crachoirs à disposition. Cela devient davantage un réflexe chez les jeunes vignerons.
Catherine Legrand-Sébille Le message est d'autant plus difficile à faire passer qu'au niveau anthropologique, c'est une contradiction : nous crachons ce qui est désagréable. Néanmoins, j'ai constaté que dans certaines unités de soins, les soignants proposaient à des patients souffrant d'inflammations de la bouche, notamment en chimiothérapie, de faire des bains de bouche au pastis, au champagne, au sauternes ou avec un vin gélifié afin qu'ils y prennent plaisir.
Faites-vous une communication particulière auprès des restaurateurs ?
Virgile Joly Le restaurateur est un prescripteur, mais qui s'occupe plus du repas que du vin, même si celui-ci génère la plus grosse marge et, en moyenne, un quart du chiffre d'affaires. Il ne s'en occupe guère par manque de compétences et de connaissances. Nous avons pourtant essayé de monter des formations à leur intention, mais ils nous répondent qu'ils manquent de temps. Et ce qui est dommage, c'est que dans la majorité des restaurants, il n'y a pas de sommelier.
Audrey Bourolleau Vin et Société travaille à mettre en place un module pour les prescripteurs avec l'Umih et le Synhorcat afin de mieux diffuser l'information. Dans le cadre de la formation professionnelle pour ouvrir un restaurant, il s'agirait de mieux communiquer sur les repères OMS et sur des règles de service responsables, par exemple alterner le vin et l'eau. À Paris, nous avions glissé dans le kit de promotion du beaujolais nouveau, distribué dans 150 établissements, quelques éthylotests, les repères et un numéro de taxi. La démarche a été très bien perçue par les patrons des établissements.
Outre une consommation responsable, la solution pour la santé est-elle de consommer du vin bio ?
Virgile Joly Il y a quinze ans, les consommateurs disaient « le vin bio, ce n'est pas bon » et ce n'était pas faux. Avec l'amélioration de la qualité, la professionnalisation des viticulteurs et une forte hausse de la demande, il s'est développé. Mais il a toujours besoin d'être expliqué : les gens ne savent pas toujours que le bio signifie ni pesticides, ni herbicides, ni OGM et que la certification implique un engagement et des contrôles par un organisme indépendant. Le premier souci de nos consommateurs, c'est leur santé et la préservation de l'agriculture. Mais paradoxalement, les consommateurs de produits bio n'achètent pas de vins bio, faute souvent de conseils dans les magasins spécialisés, mais aussi parce que dans les esprits, le vin est déjà un produit naturel. Néanmoins, les restaurateurs et les cavistes demandent de plus en plus de références bio et les grands vignerons disent maintenant qu'ils sont en bio. Avant, ils n'en parlaient pas, même si c'était le cas.
Les études sur le vin et la santé sont nombreuses, mais aussi contradictoires...
Audrey Bourolleau Vin et Société recense les études - il y en a eu plus de 900 dans le monde l'an dernier sur ce thème - et les fait analyser par un cabinet indépendant, Alcimed, qui les classe par pathologies. Il en ressort un consensus mondial aujourd'hui sur une consommation mesurée plutôt bénéfique pour la santé avec des bienfaits avérés, de par la présence des tanins, pour les maladies cardiovasculaires ou Alzheimer. Mais pour l'Institut national du cancer, le premier verre reste un danger si l'on respecte le principe de précaution maximal, puisque les résultats varient selon les cancers.
En soins palliatifs, votre étude a mis en lumière d'autres bienfaits du vin insoupçonnés, ou en tout cas inavoués...
Catherine Legrand-Sébille Dans ces unités, des médecins prenaient le risque de faire accéder leurs patients aux boissons qu'ils aimaient pour que la vie reste la vie, mais ils restaient dans la transgression avec parfois une certaine tolérance des institutions parce que l'on est en soins palliatifs. Il s'agit désormais de favoriser cette consommation pour retrouver de la convivialité entre familles, patients et professionnels. Cette culture de la sensorialité était jusqu'à présent sujette à des interdits, tributaire d'un changement de direction, exposée à l'arbitraire. À la suite de cette étude, toutes les unités, au moins une par département, se sont intéressées au sujet et au moins une sur deux s'est ouverte à cette problématique. Pouvoir boire même en dehors des repas ne peut-il être permis ? D'abord pour des fêtes familiales - les familles n'osaient même pas le demander ou venaient de services où c'était interdit. Je n'aime pas parler de verre de vin thérapeutique ; c'est une consommation non incitative, mais proposée systématiquement pour le maintien dans une vie ordinaire. Ce ne sont souvent que quelques gorgées, voire des lèvres trempées, mais cela permet de retrouver ce qui peut encore faire du bien, qu'il s'agisse de faire chabrot ou de boire un grand cru, et pas seulement proposer du vin dans le cadre des Journées nationales des toques. Que ce ne soit pas seulement un moment d'exception.
Vous avez donc initié l'achat d'une armoire à vin au sein d'un hôpital ?
Depuis 1950, c'est la première fois qu'il y a une armoire à vin dans une unité de soins palliatifs, celle de Clermont-Ferrand, pour que le vin soit conservé dans de bonnes conditions. La directrice a passé commande d'une unité réfrigérée de 200 bouteilles de vin, bière et alcool pour répondre aux différents goûts des patients. Une autre est prévue dans un CHU de Bordeaux. L'enquête a permis que cela se dise et de passer à l'acte.