La lutte contre le gaspillage est définitivement entrée dans les moeurs. Restauration collective, commerciale, clients et donneurs d'ordre travaillent de concert, avec l'aide des pouvoirs publics, pour consommer plus juste.
Comment mettez-vous l'accent sur la chasse au gaspillage ?
JEAN-JACQUES HAZAN Nous sommes dans le secteur scolaire. L'aspect « chasse au gaspillage » fait partie de notre mission d'éducation. Nous travaillons en cuisine sur place et aussi en liaison chaude, ce qui signifie que des acteurs extérieurs interviennent dans la chaîne de production et que la lutte contre le gaspillage ne dépend pas que de nous. Par exemple, il peut arriver que le chef d'établissement oublie de prévenir la cuisine quand des classes entières ne viendront pas déjeuner. Souvent, ces aspects ne font pas partie des priorités.
KARIM KHAN Nous travaillons en flux tendu, notamment en traiteur. Il y a souvent un manque de responsabilité de la part des donneurs d'ordres. Dernièrement, nous avions de grosses manifestations prévues pour 1 300 personnes. Résultat : nous en avions 800 à table, car nombre d'entre eux avaient choisi d'aller déjeuner ou dîner ailleurs. Il faudrait sensibiliser les clients aux conséquences de leur comportement.
CORINE KRIEF Il y a plusieurs façons d'aborder la question du gaspillage. Tout d'abord, la chaîne éducative. Ça ne sert à rien d'impliquer les enfants si l'on ne sensibilise pas les parents et le personnel éducatif. Si l'on agit en restauration scolaire, il faut également le faire en restauration d'entreprise. Il faut faire oublier les vieilles habitudes, sans pour autant passer pour des donneurs d'ordres. Cela devient un vrai projet à mener ensemble, dont l'impact est important. En octobre, nous avons lancé une action auprès des parents, puis auprès des enfants. La première semaine menée avec les enfants a entraîné une réduction du 25 % du gaspillage, la deuxième semaine a permis de le réduire de 13 % supplémentaires. On s'est aperçu que les enfants étaient servis beaucoup trop copieusement : 250 grammes en trop en moyenne par assiette. Idéalement, il faudrait que les enfants puissent se servir eux-mêmes. Mais la configuration des locaux ne le permet pas.
Faites-vous appel à des acteurs extérieurs pour vous aider dans vos initiatives ?
STEFAN MARTINEZ Nous avons travaillé en partenariat avec l'Ademe, la région Ile-de-France, la Ville de Paris et le Syctom, l'agence métropolitaine des déchets ménagers, sur la valorisation des déchets alimentaires. Au départ, il fallait faire prendre conscience aux restaurateurs qu'ils avaient de la perte. Pour cela, nous avons mis en place des sacs poubelle transparents à la place des sacs opaques. Ainsi, ils voient ce qu'ils jettent et prennent conscience des retours d'assiettes. Du coup, il est plus facile de diminuer les portions si elles sont trop copieuses. Aujourd'hui, nous sommes capables de valoriser cette matière organique en la transformant en énergie, avec un retour au sol. Concrètement, nous discutons avec le professionnel afin de trouver, avec lui, les clés qui lui permettront de trier ses déchets. De là, nous lui fournissons la signalétique et nous l'équipons avec un bac à poubelle dont le fond est sphérique. En effet, la réglementation nous dit que tous les angles sont des nids à bactéries. Nous collectons donc les biodéchets six jours par semaine avec des camions fonctionnant au méthane, produit par les biodéchets. Ainsi, nous sommes transparents envers les professionnels. Actuellement, 77 établissements représentatifs de l'ensemble de la profession participent au projet.
LYDIE ANASTASSION Il ne faut pas utiliser la bonne gestion des biodéchets comme alibi pour ne pas se préoccuper du gaspillage. Ne confondons pas le gaspillage provenant de ce qui n'est pas consommé, et le déchet de production, qui, de toute façon, n'est pas consommable. Pour les restaurateurs indépendants, cette gestion des retours d'assiettes me semble plus difficile à gérer qu'en restauration collective. On ne peut pas forcer un client ayant commandé une assiette à la manger en le moralisant. En collective, on peut mettre en place cette réflexion plus facilement. Néanmoins, vu la faiblesse du prix du repas dans ce secteur, il est compliqué de faire prendre conscience au convive de la valeur de la nourriture.
Sur quels leviers peut-on agir pour limiter le gaspillage ?
JEAN-JACQUES HAZAN En restauration scolaire, il est primordial de valoriser ce que l'on met dans l'assiette des enfants en expliquant la démarche. Ensuite, il faut doser juste : un enfant en maternelle ne mange pas la même quantité qu'un élève de CM2. Il faut donc former le personnel de service à servir la juste quantité en fonction des besoins de l'enfant qu'il a devant lui.
CORINE KRIEF La qualité est primordiale. On constate que de moins en moins de cuisiniers goûtent ce qu'ils produisent. Il est important d'aller voir ce qu'il y a dans les poubelles. Dans le cadre de l'action menée avec les enfants, certains d'entre eux s'installent à la table de tri. Ils vont vérifier que le tri est bien effectué, puis identifier la nature des déchets. Premier constat : on retrouve dans les poubelles énormément de pain, de fruits non épluchés, de légumes et de poisson. Il faut donc que le chef de cuisine travaille ses menus en tenant compte des préférences des enfants, tout en respectant l'équilibre alimentaire et les recommandations du GEM-RCN.
Doit-on également communiquer et faire de la pédagogie pour valoriser les actions mises en place ?
KARIM KHAN L'essentiel, c'est la pédagogie, nécessaire depuis le plus jeune âge. Je le vois dans nos professions, avec les campagnes d'ambassadeurs de métiers, où l'on apprend comment on fabrique, quels sont les métiers qui sont derrière... Nous devons enseigner, dans les CFA, de quelle manière on fabrique sans jeter. Une opération vertueuse, comme celle menée par Stefan Martinez, ne doit pas déresponsabiliser le client. On peut travailler sur les pratiques de service. Par exemple, chez nous, il n'y a pas de petit déjeuner au buffet. Chaque produit doit être commandé. Le client en aura autant qu'il veut, mais il doit passer sa commande. Résultat, rien n'est jeté, et le client est satisfait, car il est impliqué dans la démarche.
CORINE KRIEF Ce mouvement du développement durable n'est pas éphémère, mais il s'est bel et bien ancré dans la société. Quand nous communiquons auprès de nos clients pour leur indiquer ce que nous faisons autour du gaspillage, nous avons un taux de retour phénoménal, car nombre d'entre eux souhaitent mettre ces pratiques en place. Par ailleurs, la cantine n'est plus la cantine : nous travaillons énormément sur la mise en scène du produit pour nous approcher vraiment de ce qui se fait dans un restaurant traditionnel. En entreprises, le cahier des charges nous impose de maintenir un choix complet jusqu'à la fin du service, et de mettre en place des plats de présentation à l'entrée du restaurant. Sur 2 000 établissements chez nous, cela représente une grosse quantité qui part à la poubelle systématiquement.
JEAN-JACQUES HAZAN Ce n'est pas parce que les enfants sont captifs qu'il faut leur servir n'importe quoi. Le visuel est extrêmement important : par exemple, on met une feuille de salade systématiquement pour décorer les entrées. Je vous garantis que cette feuille est mangée par les enfants.
Comment impliquer les salariés dans cette démarche globale ?
STEFAN MARTINEZ Nous n'avons pas vraiment bataillé pour mettre en place la limitation des pertes alimentaires. Quand on est propriétaire de son établissement, on achète la matière première, et, quand on la jette, on a le sentiment de perdre son argent. Du coup, il est assez simple de faire prendre conscience aux équipes, quand elles sont réduites, que chacun doit s'impliquer pour que l'entreprise soit pérenne.
JEAN-JACQUES HAZAN Il faut observer les cuisiniers. Ils ne goûtaient pas certains aliments. Après leur avoir demandé pourquoi, nous avons éliminé ces aliments. On ne fera jamais manger aux enfants ce que l'on ne mangerait pas nous-mêmes.
Comment limiter le gaspillage des matières non alimentaires ?
KARIM KHAN L'Umih a développé des kits environnement pour inciter l'hôtellerie à utiliser le moins possible les produits individuels, tout en expliquant la démarche au client. Ainsi, nous limitons au maximum les déchets liés aux emballages, souvent luxueux et finalement inutiles.
JEAN-JACQUES HAZAN L'eau est un long combat... J'ai réussi à changer les pratiques, pour éviter par exemple le recours systématique au jet d'eau pour laver les surfaces ou les appareils. Nous utilisons également des machines économes en électricité. Les fabricants font des efforts dans ce sens.
KARIM KHAN Les chefs d'entreprises doivent absolument sensibiliser leur personnel à tous ces écogestes, qui ont un impact énorme. Ce n'est pas un geste, mais une addition de bonnes pratiques qui permettra d'obtenir des résultats visibles.
Comment envisagez-vous l'avenir autour de la lutte contre le gaspillage ?
LYDIE ANASTASSION C'est tout nouveau ! Depuis un an, tout le monde travaille sur le gaspillage alimentaire. Mais je me demande pourquoi il a fallu attendre aussi longtemps pour qu'on se mobilise sur le sujet. Est-ce que cela coûtait moins cher de jeter auparavant ? Avant de lutter, il faut quantifier. On est actuellement dans les pesées, et on se rend compte de l'étendue des dégâts. Preuve du mouvement de fond que nous vivons, quand j'ai créé mon site restauration21.fr en 2009, personne n'y croyait. Aujourd'hui, je n'ai plus aucun souci pour mettre ces problématiques en avant. Et les retours sont satisfaisants ! Il y a une vraie prise de conscience. Elle a été longue à venir, mais nous y sommes.
KARIM KHAN Les démarches de l'entreprise autour du gaspillage alimentaire entrent dans le cadre de la RSE. À l'Umih, notre but est de jouer sur la prévention autour des écogestes pour limiter le gaspillage au maximum, et de mettre en place des personnes responsables dans chaque département afin d'activer les actions que nous préconisons. Enfin, nous devons aider toutes les initiatives qui sont prises.