La fermentation, une pratique ancienne bien dans l'air du temps

La fermentation, une pratique ancienne bien dans l'air du temps

La fermentation, une histoire de transmission depuis des millénaires qui n’a pas fini de dévoiler de belles surprises.

© Casanisa - stock.adobe.com

Principe ancestral aux multiples déclinaisons sur tous les continents, cette technique permet de prolonger un produit dans le temps et d’explorer de nouveaux goûts, tout en prenant soin de notre « deuxième cerveau ». Et ce, sans autre énergie que réflexion et patience.

La fermentation précède sa maîtrise par l’homme, qui remonterait au paléolithique dans une optique de conservation. Une très longue histoire, faite d’une multitude de petites. Ludovic et Tabata Mey (Les Apothicaires) ont commencé à s’y intéresser quand ils travaillaient chez Marguerite, le restaurant du 8e arrondissement lyonnais où ils se sont rencontrés au début des années 2010. Tabata y avait été placée comme cheffe par Paul Bocuse. « On avait pas mal d’autonomie au niveau de la création », se souvient Ludovic Mey, qui démarre humblement par des « lacto » basiques. Des bocaux de légumes avec leur lot d’échecs « comme le concombre, tout mou, immangeable ». Mais les Mey ont attrapé le virus. En guise de voyage de noces en 2015, ils s’offrent un tour du monde avec une étape de quelques mois au Noma, à Copenhague (Danemark), où Tabata est affectée au laboratoire des fermentations.

Une technique de conservation pour des produits toute l'année

À leur retour, ils posent leurs bocaux aux Apothicaires en 2016, un nom qui dit aussi ce goût pour les fermentations, qui permettent « d’embellir et élargir la palette ». Et d’utiliser des citrons en été ou des cerises en hiver sans culpabiliser… Et de parsemer toute l’année les plats du fruit de leurs cueillettes.

Ludovic et Tabata Mey ont attrapé le virus de la fermentation chez Marguerite, à Lyon. Une méthode qu’ils déclinent à l’envi Aux Apothicaires © Nicolas Villion

« On fait fermenter des baies que l’on fait ensuite sécher, puis on les réhydrate quotidiennement dans de l’huile de rose, rapporte Ludovic Mey. On les dépose en salle sur le filet de canette des Dombes qui a beaucoup de puissance, cela apporte une touche végétale hyper intéressante. » Une salinité qui fait aussi écho aux produits de la mer, comme cette Saint-Jacques servie avec un lait de koji. « On part d’une recette classique, en ensemençant du riz et du blé, car cela donne un côté mielleux. On le passe ensuite au thermomix avec de l’eau et de la noisette, à la manière d’un lait végétal, auquel on ajoute un peu de citron et de mirin pour l’acidité. » Les poissons, eux, sont souvent servis dans un jus de légumes fermentés après avoir été salés à l’eau. « C’est difficilement identifiable par les clients, mais ils sentent bien quelque chose de différent. » Plus qu’un assaisonnement, « cela nous permet d’aller à l’essentiel, dans une sorte de cycle perpétuel », témoigne Ludovic Mey.

Kéfir, kombucha... les boissons du vivant

« Faire du temps un allié », c’est également le credo de Florent Ladeyn, le chef de l’Auberge du Vert Mont, située à Boeschepe (Nord). Une posture qui, conjuguée à la démarche locale et antigaspillage, pousse à la créativité. Le Nordiste délègue les fermentations liquides à sa sommelière, Orane Vanheule, qui propose des accords sans alcool sur les menus qui changent toutes les trois semaines : kéfir pomme-houblon (avec les frites au maroilles), kvas – boisson d’Europe de l’Est à base de pain – ou kombucha réalisé avec les drêches issues du brassage… Certaines boissons peuvent être difficiles d’accès quand elles sont goûtées seules, mais associées aux plats de Florent Ladeyn, elles prennent une autre dimension.

À l’Auberge du Vert Mont, Florent Ladeyn délègue les fermentations liquides à sa sommelière, Orane Vanheule. © Anne-Claire Heraud

Ceux qui ne peuvent ou n’osent jouer aux apprentis sorciers peuvent néanmoins proposer ces fines bulles à leurs clients. Lökki brasse depuis 2015 dans le sud de la France un kombucha non pasteurisé, donc « toujours vivant », souligne Sebastian Landaeus. Le jeune entrepreneur, désormais à la tête avec sa compagne d’une équipe d’une quinzaine de personnes sur le MIN de Cavaillon (Vaucluse), est d’ailleurs impliqué avec d’autres producteurs dans une démarche pour inscrire kéfir et kombucha comme STG (spécialité traditionnelle garantie) au niveau européen. « Ce n’est pas une question de volume de production, mais de démarche, celle de respecter le temps nécessaire à la fermentation et au développement du microbiote. » Une certification qui pourrait aider le consommateur à faire la différence avec « du vinaigre dilué ».

Et Sebastian Landaeus de faire le parallèle pour le moins percutant avec le vin : « C’est tout à fait accepté que c’est du jus de raisin qu’on a laissé fermenter, plutôt que d’y ajouter de l’éthanol ». La durée de fermentation minimale pour le STG pourrait être de 5 à 15 jours. « Cela permettrait à ceux qui font des petits volumes de poursuivre leur démarche. »

La commercialisation doit s'organiser

À ses yeux, la filière doit s’organiser, notamment pour la commercialisation. Les boissons non pasteurisées sont distribuées dans le respect de la chaîne du froid, ce qui génère des coûts non négligeables. Dans cette optique, la marque a lancé trois recettes (maté-agrumes, hibiscus-rose-poivre de timut et gingembre-tulsi) en canettes, qui limitent la facture pour les CHR qui commandent de petites quantités. « Le bonus, c’est le plaisir du graphisme », sourit Sebastian Landaeus. « Avant la Covid, 25 % de nos volumes passaient en CHR. Surtout au niveau local, où on peut livrer en direct. » Les autres enseignes, comme Poké Bar, doivent passer par des spécialistes du transport frigorifique pour proposer les kombuchas de Lökki à leurs clients.

En Alsace, le Labo Dumoulin produit aussi des aliments vivants, kéfirs et légumes fermentés. L’histoire commence en 2016 quand Sylvie Dumoulin, atteinte de la maladie de Crohn, entend parler de cette boisson qui soulage les maux. Elle récupère des grains et commence à fermenter dans sa cuisine, puis dans un petit laboratoire, avec l’aide de son mari, docteur en biologie moléculaire, pour les voisins, puis pour un grossiste local… C’est à ce moment qu’elle rencontre Aurélien Fabas, ancien comme elle de l’industrie agroalimentaire. La petite entreprise est lancée en 2019, la commercialisation l’année suivante. Les produits sont disponibles sur la marketplace Greenweez et en magasins bio. « On vise les CHR, sur le segment de la restauration rapide healthy », fait valoir Aurélien Fabas. Car l’ADN de la marque est « de prendre soin, dans une optique d’alimentation positive ». Sans trop bousculer : « Plutôt que de commencer par du kimchi, on a préféré donner des repères avec des carottes, du coleslaw… »

L'acidité doit être maîtrisée

Car même au pays de la choucroute, les clichés ont la vie dure. Jérôme Jaegle, chef de l’Alchémille à Kaysesberg (Haut-Rhin), le sait mieux que quiconque. « On pourrait considérer que les palais locaux sont habitués. Mais dès que l’on pousse un peu plus loin, il faut donner des explications », souligne l’enfant du village, qui a transformé en 2015 le bar-PMU où il jouait au baby-foot en table axée sur le végétal. « Les premières années, on y est allé discrètement, pour prendre le temps de maîtriser. Ici les gens savent bien que si c’est trop acide, c’est que c’est raté. »

Les radis fermentés sont à l’honneur à l’Alchémille, la table de Jérôme Jaegle. © Julie Limont / Hans Lucas

Même son de cloche chez Florent Pietravalle, chef de La Mirande, à Avignon (Vaucluse), pour qui « l’acidité doit être contrôlée ». Comme dans cet abricot umeboshi, terme nippon utilisé plutôt que « fermenté, car cela fait encore peur ». Il est associé à l’oursin : « Des produits que je ne pourrais pas faire cohabiter autrement, car ils n’ont pas la même saisonnalité. » Les fruits sont mis en bocaux à maturité, au maximum de leur qualité. « À chaque changement de carte, on goûte et éventuellement on les passe en chambre froide à 3 °C pour que cela ne bouge plus. » Un processus désormais bien rodé, à la manière d’une bibliothèque, qui s’est mis en place au fil des années. « On a toujours fait un peu de fermentation d’une manière ou d’une autre, se souvient Florent Pietravalle. C’est quand on a pris le virage du local que ça a pris de l’ampleur : je travaillais avec des sauces soja qui venaient d’Italie, j’ai voulu trouver une alternative. » Ce sera le garum, variant venu tout droit de la Rome antique. Les essais ont été concluants, si bien que son « bœuf maturé, caviar, garum et yaourt au raifort » n’est jamais sorti de la carte. Le condiment est réalisé avec des parures de bœuf avec du koji, de l’eau et du sel pendant six mois en chambre de macération, et vient doper l’animalité d’un bouillon de pot-au-feu servi avec du bœuf maturé, du caviar et du yaourt au raifort.

Une nouvelle dimension à la cuisine

« C’est aussi un outil qui permet de donner des reliefs énormes sur le végétal », souligne Jérôme Jaegle. À l’image de ce dessert autour du pois chiche d’Alsace. « La fermentation a donné des notes d’ananas et d’orange, cela a donné lieu à de beaux échanges avec les clients. » Pour lui la fermentation, qui est une histoire de transmission depuis des millénaires, n’a pas fini de dévoiler ces belles surprises. « Cela donne une nouvelle dimension à la cuisine, particulièrement légitime à notre époque. » Et de conter l’histoire de ce radis que les aléas météo ont fait mûrir trop tôt. « Il était trop piquant, il fallait le calmer, on l’a mis en hibernation. » C’est aussi à ses yeux un facteur de cohésion : « Chez moi au repas du personnel, ça parle fermentation. » Sa plus belle fierté, c’est ce stagiaire qui a participé au lancement d’un miso de pois cassés. « Il était désolé de repartir avant qu’il soit terminé, un collaborateur avec qui il a sympathisé lui envoie des petites poches sous vide tous les trois mois pour les lui faire goûter… »
Janvier 2023

À l’école de la fermentation

Marie-Claire Frédéric, historienne de l’alimentation, est devenue spécialiste de ce savoir-faire ancestral. Un bien commun qu’elle diffuse via son blog Ni cru ni cuit depuis 2014, puis au restaurant parisien Suri. Cette cantine de la rue Réaumur n’a pas résisté à la crise sanitaire, mais l’an passé, avec son fils, qui était le chef de Suri, elle ouvre une École de fermentation sur deux sites, dans le Poitou et à Paris. Pour les particuliers et les professionnels qui veulent transformer ou commercialiser des légumes en fermentation naturelle. Des ateliers sur une journée finançables par Pôle emploi ou des organisations professionnelles puisque la structure est titulaire de la certification Qualiopi.
Le Centre technique agroalimentaire, qui s’est donné pour mission « d’accompagner le modèle agroalimentaire de demain », propose également des formations sur deux jours, pour les salariés, demandeurs d’emploi ou créateurs d’entreprise afin de « maîtriser les mécanismes de lactofermentation, identifier les points critiques pour la qualité des produits afin d’assurer la sécurité sanitaire, comprendre et appliquer le process ».

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