Jean-Pierre Poulain ou l'université de terrain

CHRISTEL TRINQUIER

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Sociologue et anthropologue, Jean-Pierre Poulain aime multiplier les passerelles entre recherche académique et restauration.

Il le dit sans façon : « la bouffe », il est né dedans. Et pour cause : fils d'un père traiteur, c'est à l'abattoir et à la plonge que Jean-Pierre Poulain a fait ses classes. Des débuts bien atypiques pour un universitaire dont les publications* font aujourd'hui référence. Comment passe-t-on d'une vie à l'autre ? « J'admirais ce que faisait mon père, mais j'ai toujours lorgné du côté de la philosophie et de la sociologie, rappelle Jean-Pierre Poulain. En réalité, j'ai combiné mon héritage paternel avec mes aspirations propres : après avoir fait l'école hôtelière, j'ai repris l'affaire familiale et, comme d'autres collectionnent les timbres, j'ai entrepris de collectionner... les diplômes. »

École hôtelière de Toulouse, Ensup puis maîtrise de psychologie sociale : dans les années 1980, Jean-Pierre Poulain devient professeur agrégé option tourisme et hôtellerie - il publiera son premier article intitulé « Manger à l'hôpital » dans les colonnes mêmes de Neorestauration. En parallèle, il poursuit des études qui le mèneront jusqu'à un DEA de sociologie générale, avant d'obtenir le titre de docteur en sociologie avec Anthroposociologie de la cuisine et les manières de table : une thèse dirigée par Edgar Morin en personne.

Le temps des grandes enquêtes

Mais la restauration demeure pour Jean-Pierre Poulain le point de départ essentiel. Sur le terrain, c'est en effet avec une vaste enquête commanditée par le ministère de l'Agriculture qu'il se fait connaître des industriels de l'agroalimentaire : « Il s'agissait d'une enquête sur la façon dont se construit le choix dans les linéaires des self-services en restauration collective », raconte le sociologue. De nombreuses autres enquêtes suivront comme celle qui a été initiée par l'Ocha (« Observatoire Cniel des habitudes alimentaires ») sur la façon dont la génération des soixante-huitards appréhende la cuisine une fois parvenue à l'âge de la retraite : « La nourriture n'est pas une simple affaire d'alimentation, reprend Jean-Pierre Poulain. Elle a une dimension tout à la fois hédonique et spirituelle, mais aussi sanitaire - comme l'illustrent les grandes crises alimentaires survenues depuis 1995 - et, enfin et bien sûr, politique. S'agissant de l'enquête pour l'OCHA, nous avions choisi de poser la question énoncée en 1968 par Jean Trémolières [l'un des fondateurs de l'école nutritionnelle française, NDLR] : faites-vous la même cuisine que votre mère ? À l'époque, la réponse était non. Ne pas faire la cuisine de maman, c'était affirmer sa rupture avec le modèle de la femme au foyer, c'était poser un acte politique. En 1998, la réponse est devenue "oui, mais..." »

Cuisiner à l'horizontale...

« Oui, mais » ou « non, mais » : « "Non, mais" je regrette que ma fille ne sache pas faire la blanquette de veau », confiait ainsi une interviewée à Jean-Pierre Poulain. Une femme d'une cinquantaine d'années qui pourtant avait brûlé son soutien-gorge sur les barricades en mai d'une certaine année...

Le décryptage du sociologue ? « Si je devais faire le bilan des mutations les plus importantes que j'ai pu observer en trente ans de pratique, la perte des compétences en matière culinaire liée à la rupture de la transmission descendante mère-fille y figurerait sans doute en bonne place. Nous avons assisté à une double simplification -simplification de l'acte culinaire et simplification de la composition des repas - qui résulte à la fois d'une perte de compétences et d'une pression croissante sur les emplois du temps. »

Et d'ajouter : « En fait, deux types de cuisine caractérisent aujourd'hui la cuisine contemporaine : une cuisine du quotidien, marquée par les contraintes de temps, d'argent et de compétences, et une cuisine du loisir, vécue comme un espace de don, qui est utilisée dans une logique d'expression de soi. La seconde a permis l'émergence de modèles de transmission horizontaux, où un Jamie Oliver et un Cyril Lignac se substituent aux figures d'autorité d'un Joël Robuchon ou d'une Maïté. »

Un mouvement qui, précise le sociologue, s'épanouit sur fond de transnationalisation et de relocalisation. En bref : Coca-Cola versus le paysan du coin. « En fait, la tendance est triple, puisque la relocalisation face à la transnationalisation s'opère en relocalisation d'ici - le terroir - et relocalisation d'ailleurs - la production équitable. »

Nutritionnalisation

Comment mangerons-nous demain ? « La nutritionnalisation de l'alimentation est l'une des grandes lames de fond qui marqueront le XXIe siècle. C'est l'une des conséquences directes de la transition épidémiologique : aujourd'hui, on meurt plus de maladies dégénératives que d'épidémies et notre comportement alimentaire constitue, de fait, un excellent levier de prévention. » Ici, Jean-Pierre Poulain est catégorique : nous serions à la veille d'une révolution. « Nous pouvons définir de manière très précise des facteurs de risques en fonction de ce que nous mangeons. La prochaine tendance sera l'ultrapersonnalisation de la nutritionnalisation, ce qui intéresse beaucoup certains grands industriels de l'alimentation. D'autant que le développement de l'épigénétique va encore accélérer le phénomène. »

Épigénétique

L'épigénétique ? En deux mots, la modulation de l'expression de nos gènes en fonction des styles de vie, et notamment de ce que l'on mange : « L'idée est que chaque portion de gène est comme un interrupteur on-off qui peut s'activer ou se désactiver. La grossesse et la petite enfance constituent ainsi des périodes cruciales durant lesquelles s'inscrivent des marques épigénétiques qui ont une influence sur le long terme. Mais on sait aujourd'hui que ces phénomènes ont lieu tout au long de la vie. » Des voies nouvelles qui, selon Jean-Pierre Poulain, ne relèvent en rien de la science-fiction : « Vous savez, il y a dix ans, si l'on m'avait dit que je pourrais me promener dans la New York Public Library depuis mon lit grâce à un simple écran, j'aurais sans doute ri. Tout ça peut aller très vite... »

* Bibliographie : « Sociologies de l'alimentation », PUF, 2013 ; « Dictionnaire des cultures alimentaires », PUF, 2012 ; « Manger aujourd'hui - attitudes, normes et pratiques », Éditions Privat, 2008.

« Deux types de cuisine caractérisent aujourd'hui la cuisine contemporaine : une cuisine du quotidien (...) et une cuisine de loisir, utilisée dans une logique d'expression de soi. »

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